Roger Bernat invente un théâtre de « spect’acteurs-citoyens »

Le Monde.fr | 16.02.2014

Par Cristina Marino

Deux soirs de suite, les 13 et 14 février, la grande salle du Théâtre Paul Eluard à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) s’est transformée en un hémicycle d’assemblée, le temps des représentations de la pièce du metteur en scène catalan Roger Bernat,Pendiente de Voto (littéralement « Vote en suspens »), créée en 2012. Les spectateurs ont été invités à se glisser dans la peau de parlementaires et à votersur les questions les plus diverses autour de grands thèmes de société comme l’immigration ou la sécurité. Les votes se font en direct au moyen de télécommandes individuelles et numérotées remises à l’entrée de la salle. Ce sont les réponses du public qui font évoluer le spectacle au fur et à mesure de la soirée.

Ce dispositif interactif et ludique (avec notamment les bruits de laser émis par les télécommandes du public à chaque vote) déconcerte d’abord un peu car il bouscule l’habituelle passivité du spectateur au théâtre, qui se contente le plus souvent de s’asseoir dans son fauteuil pour regarder des comédiens lui présenterune pièce. Chez Roger Bernat – un architecte et peintre de formation, âgé de 45 ans, diplômé de l’Institut del Teatre de Barcelone en 1996 et cofondateur en 1997 du centre de création théâtrale et chorégraphique General Electrica –, point d’acteurs sur scène, mais uniquement des « spect’acteurs » qui doivent interagir,prendre la parole, monter sur les planches et faire avancer la représentation. Sans cette participation active de la salle, le spectacle ne peut se déroulercorrectement. Une caractéristique que l’on retrouve d’ailleurs dans les autres créations de ce metteur en scène, comme Domini public (2008), Pura coincidencia(2009), Le Sacre du printemps (2010), Please Continue: Hamlet (2011) ouRe.presentation: Numax (2013).

La pièce a été conçue pour pouvoir faire participer jusqu’à 240 spectateurs. Vendredi soir, on était loin du compte avec 36 personnes qui avaient préféré une soirée au théâtre à un dîner en amoureux pour la Saint-Valentin ou à un départ pour les sports d’hiver. Pourtant, ce petit nombre de spectateurs n’a pas forcément été un handicap pour le bon déroulement de la séance parlementaire : il est moins intimidant de monter sur scène et de prendre la parole devant un auditoire réduit plutôt que devant une salle comble. Les timides ont ainsi eu une chance de pouvoir participer plus aisément aux débats.

Au cœur du dispositif scénographique, trône un immense écran d’ordinateur, le « Système », sur lequel s’affichent toutes les instructions à suivre, les questions puis les résultats des votes qui sont totalement publics puisqu’à chaque télécommande est associé un numéro de fauteuil dans la salle. Au fil de la représentation, se met peu à peu en place une micro-société avec ses deux présidents (un homme et une femme pour respecter la parité), son service d’ordre et son tribunal.

DE LA DÉMOCRATIE À LA DICTATURE

Le droit de vote est d’abord proposé à l’ensemble des spectateurs (sauf les retardataires, qui sont considérés d’office comme des étrangers, privés de ce droit), puis restreint, au fur et à mesure, à des duos puis à des groupes politiques, pour finalement n’être plus que le privilège d’un seul et unique représentant de la communauté. On ne dévoilera pas ici le final de la pièce qui rappelle étrangement l’une des plus célèbres scènes du film de Stanley Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace (1968), avec l’ordinateur HAL. Mais ce glissement progressif de la démocratie participative à la dictature est l’une des principales interrogations, et non des moindres, soulevées par Roger Bernat dans cette pièce.

Le panel des questions qui défilent sur l’écran de l’ordinateur central est particulièrement large, ce qui permet d’aborder, au cours de la soirée, non seulement les principaux sujets d’actualité, comme la « théorie du genre » qui a tant défrayé la chronique ces derniers jours, mais aussi des thèmes comme la parité, l’immigration, la religion, la dépénalisation des drogues, l’interdiction de la prostitution, etc. Plusieurs de ces questions (par exemple, « Faut-il interdire laprostitution et condamner les clients ? » ou « Faut-il faire payer plus d’impôts aux hommes parce qu’ils ont en moyenne des salaires plus élevés que les femmes ? ») donnent lieu à des temps de débats entre les spectateurs où chacun peut prendre la parole au micro pour exprimer son point de vue. Des questions plus anodines comme « Préférez-vous Amy Winehouse ou Billie Holiday ? » ou « Voulez-vous voir tomber la neige sur la scène ? » permettent d’introduire des intermèdes musicaux ou scéniques durant le spectacle.

Au-delà de l’humour qui se dégage parfois de certaines situations, Pendiente de Voto est une véritable réflexion politique, plus sérieuse qu’il n’y paraît, sur les mécanismes du pouvoir en jeu dans toute démocratie et sur les dérives totalitaires en germe dans une collectivité. Une réflexion aussi sur la parole citoyenne et la démocratie participative qui ne peut que nourrir le débat à l’approche des élections municipales de mars. Dommage que les prochaines représentations de ce spectacle ne soient pas prévues en France, mais en Espagne (Barcelone), enCorée du Sud (Séoul) et au Brésil (São Paulo)…

Prochains spectacles de Roger Bernat en France : Le Sacre du printemps à Draguignan (22 mars) et à Lunéville (27 et 28 mars).
Toutes les autres dates de spectacles sont disponibles sur le site de Roger Bernat.

A noter aussi que sur ce site, on peut retrouver les résultats des votes des spectateurs à chacune des représentations de la pièce Pendiente de Voto.
Par exemple, pour la soirée du vendredi 14 février, le compte-rendu (fichier PDF) est disponible en ligne.